Les dirigeants cherchent souvent à identifier sur qui, dans leurs équipes, ils peuvent prendre appui dans leurs transformations à mener. Emmanuelle Duez nous explique qu'une transformation d'entreprise peut être réussie en identifiant les personnes prêtes à tout pour faire bouger les lignes en profondeur (HBR 15/11/2018)
Ils ne représentent parfois que 5% des salariés mais ce sont eux qu’il faut mobiliser.
Nous entendons parler sans cesse de transformation. Transformation digitale, transformation culturelle, transformation agile, dogmes transformationnels (libération, holacratie…) : tout serait sujet à une transformation globale et inéluctable, depuis les armées jusqu’aux grandes et petites entreprises en passant par l’Etat ou l’école. Le monde mute – Michel Serres parle à cet égard de troisième révolution anthropologique majeure de l’histoire de l’humanité – générant par son mouvement nombre de turbulences, lesquelles ont à leur tour des répercussions sur les organisations. Certains érigent même cette transformation en science, en absolu : il faudrait se transformer parce que c’est comme ça, parce que le mouvement permanent fera partie du monde de demain, et que les entreprises, inertes, lourdes et parfois désengageantes, n’y sont pas préparées.
« Nous avons ouvert les cages et les gens n’en sont pas sortis »
Si impératif de transformation il y a, alors elle est avant tout humaine. La transformation d’entreprise est par définition à chaque fois un cas particulier. C’est pourquoi, ce n’est pas seulement une histoire d’outils, de technologies ou de méthodologie mais avant tout une histoire d’hommes. S’autoriser, à titre personnel, à exploser les cadres que l’on a dans la tête, à transgresser ses propres règles, son confort, ses habitudes, à sortir des zones fléchées, c’est le tout début du processus transformationnel. Mais ce n’est pas toujours évident. De l’aveu même du P-DG d’une très grande entreprise de retail, au sortir d’une démarche de « libération» : « Nous avons ouvert les cages et les gens n’en sont pas sortis. Ils n’ont pas compris. Peut-être n’étaient-ils pas prêts… » Pourtant, lorsque les hommes acceptent d’évoluer et de transformer leur quotidien, ils font petit à petit bouger les lignes culturelles, et ce liant collectif immatériel mute à son tour. La transformation, initiée par le corps social, amplifiée dans le véhicule culturel, peut enfin trouver un ancrage et des gardes fous au niveau organisationnel. Individu => Culture => Structure : s’il y avait une recette à la transformation, elle pourrait se résumer à ce jeu de domino, logique. Ce qui fait qu’en réalité il ne peut y avoir de recette tout court : chaque corps social d’une entreprise donnée est singulier, atypique. Il est le fruit d’une histoire, de diversités qui se croisent, de développement qui ont été réalisés. Les ingrédients de départ étant uniques, aucune recette ne peut aboutir au même résultat. Or qu’y a-t-il de plus difficile à faire « pivoter » que la complexité humaine elle-même ?
Déplacer le curseur
Cette transformation ne peut être une destination, un objectif en tant que tel, quand bien même, en effet, la capacité à muter de manière perpétuelle serait un pré-requis absolu de l’entreprise de demain. Pour être acceptée, et donc pour être initiée par les hommes et les femmes qui font le corps social des entreprises, cette transformation doit être porteuse de sens. « Se transformer pour survivre » n’est plus suffisant. Il faut donner de l’allonge, de la perspective, du rêve à cette transformation pour réveiller les âmes et aller chercher ces reliquats d’engagement qui feront sans doute toute la différence. Mais comment s’y prendre ?
Si chaque processus de transformation est unique, il y a des points communs, notamment quant aux ingrédients indispensables pour faire pivoter un modèle social, dans sa culture et dans son organisation. Ils tiennent en deux principes majeurs : un lâcher prise de la part de la direction générale et en parallèle, une prise de responsabilité du corps social. Le curseur se déplace au profit de la base. Si le lâcher prise des dirigeants s’accompagne, il ne peut se provoquer. Il est le résultat d’un long processus de maturation personnel et professionnel qui fait qu’à un moment donné, on accepte de laisser conduire l’essentiel de la transformation interne par le capital humain. On accepte de ne pas savoir tout à fait où l’on va, on accepte de ne pas savoir – du tout – avec qui l’on part, on accepte une sacrée dose d’incertitude et de lâcher prise. Finalement, on accepte surtout de faire confiance à ceux qui constitue le « corps de l’entreprise », pas simplement pour conduire le changement, mais surtout pour le penser. C’est bien là d’ailleurs que l’exercice est le plus audacieux, car cela revient à accepter une autre vision de l’entreprise et de son fonctionnement. Mais sur qui se reposer ? Certains profils, qui représentent souvent pourtant moins de 5% des collaborateurs, peuvent avoir un impact réel, et par leur implication faire bouger l’ensemble de l’entreprise. Ils emporteront dans leur enthousiasme le « ventre mou » ; les réfractaires étant quant à eux réduits au silence devant les preuves de l’action, alors que l’on passe lentement mais sûrement du diagnostic au plan d’action, du plan d’action au prototypage, et du prototypage à l’essaimage et à la transformation. Plus le contexte social est passionné, corrosif, empreint de petites et grandes histoires, d’amour et de haine, plus nous avons de chances de trouver ces corsaires de la transformation. En effet, les entreprises aux patrimoines immatériels riches, qui ont marqué des générations de collaborateurs, recèlent d’hommes et de femmes prêts à tout pour faire bouger les lignes en profondeur, et qui connaissent souvent l’entreprise mieux que quiconque.
Différents mais complémentaires
Ces transformers recouvrent deux profils sociologiques très différents, mais complémentaires. D’un côté, il y a les ‘grandes gueules’, connus comme des loups blancs par la direction générale, aigris, abîmés, tristes en réalité. Ces anciens amoureux forcenés sont des agents de transformation redoutables une fois qu’ils ont compris que le blanc seing n’était pas juste pour l’exercice, et qu’il y a bien des territoires d’expérimentations entre leurs mains, sur des sujets stratégiques (modèles de management, système d’évaluation de la performance, modèle de gouvernance…). S’ils répondent spontanément aux appels à candidatures, il en va autrement de l’autre catégorie de pépites : les introvertis. Passant sous les radars des RH et de la direction, ces collaborateurs trouvent du sens au mouvement et à la remise en cause. Ils trouvent, dans la transversalité et la dimension pirate de la démarche, un moyen de libération de leurs potentiels. Ils se sont toujours sentis un peu engoncés dans les silos, les cases, les fiches de poste… Silencieux, nul n’aurait parié sur eux. D’ailleurs, eux-mêmes ne se déclareront pas spontanément candidats. Ce sont des salariés qui les connaissent – il y a fort à parier que les « grandes gueules » les ont repérés – qui les mettront en avant. Il faudra ensuite les approcher avec prudence et réussir à les convaincre.
Lorsque Jocelyne, 25 ans d’usine, vous demande pourquoi elle sortirait de sa zone de confort pour faire bouger les lignes d’une maison qu’elle côtoie depuis plus de deux décennies, il faut être bien préparé. Et la réponse n’est pas évidente : s’engager pour permettre à l’entreprise de survivre ? Lui permettre à elle de se sentir utile ? Tout cela sonne creux… et parfois faux. La seule réponse à apporter, audible, à cette question qui est tout sauf philosophique, est : parce que l’entreprise de demain sera plus belle, plus vertueuse, plus respectueuse, plus humaine que celle qu’elle a connue. Parce que son engagement et son énergie contribueront à façonner des entreprises dont nous serons fiers demain, et que nous transformons fièrement aujourd’hui. Parce qu’au-delà de l’évolution ou de la révolution des modes de fonctionnement, culturels, managériaux, organisationnels, c’est bien la raison d’être des entreprises qui est concernée, c’est là que réside le sens des transformations à mener. Il existerait une troisième voie entre le capitalisme aride de Milton Friedman et l’économie sociale et solidaire. Les « entreprises à mission » verraient leur objet social augmenté, à la hauteur des impacts humains, écologiques, économiques qu’elles ont déjà. C’est seulement en apportant cette réponse ambitieuse qu’il sera possible de convaincre les « grandes gueules » comme les introvertis de faire bouger les choses.