Pourquoi les organisations responsabilisantes ont besoin de plus de management que les autres ?

Source : Harvard Business Review - Chroniques d'Experts

Thibaut Cournarie

Entreprise libérée, organisation sans chef... Responsabilisation et autonomie des équipes ne signifient pas absence d'encadrement...

Depuis quelques années, l’idée d’autonomie dans les organisations gagne du terrain, au point de séduire de plus en plus d’entreprises. Ce mouvement perdure et s’amplifie sous l’effet conjugué de l’évolution des attentes des collaborateurs et de la diffusion rapide de méthodes de travail innovantes. Qu’il s’agisse de rendre son entreprise plus attractive, de trouver de nouveaux leviers pour renforcer l’engagement des salariés ou plus simplement de ne pas prendre le risque de manquer un virage en termes d’innovation managériale, de plus en plus de dirigeants français, y compris dans de grandes entreprises comme Michelin ou Airbus, promeuvent de nouvelles organisations dont l’un des fils rouges est l’autonomie laissée aux collaborateurs.

Il n’était pourtant pas si évident qu’un tel mouvement rencontre un écho en France où le poids de la hiérarchie est bien plus important que chez nos voisins d’Europe du Nord (Suède, Finlande, Danemark, Irlande, Pays-Bas). Individualiste, pas assez bienveillant, archaïque… tels sont les clichés qui collent au management à la française, alors même que les attentes des salariés évoluent en raison notamment d’un niveau général d’éducation de plus en plus élevé. Fustigeant les systèmes traditionnels de « command and control », certains sont même allés jusqu’à mettre en cause le rôle des cordées managériales et de certaines fonctions centrales estimant qu’elles ne faisaient que déresponsabiliser les salariés. On a ainsi vu fleurir des concepts du type «organisation sans chef » ou « entreprise libérée ». Mais contrairement aux idées reçues, les entreprises qui veulent pouvoir s’appuyer sur des collaborateurs plus autonomes ont besoin de plus de management que les autres.

L'autonomie au travail ne se décrète pas, elle s'apprend

Tout d’abord parce que l’autonomie au travail ne se décrète pas, elle s’apprend. Or les managers sont en première ligne pour enseigner cette prise d’autonomie, non pas pour scier la branche sur laquelle ils sont assis mais pour gagner à leur tour en autonomie et élargir ainsi leur champ d’action.

Cette montée en autonomie passe par plusieurs étapes, allant de l’apprentissage du dialogue constructif jusqu’à la coopération et la capacité à mesurer et à rendre compte de ses résultats. L’autonomie au travail ne peut s’épanouir durablement et efficacement que dans un cadre où s’exerce une forme d’autorité. Par exemple, en adoptant très largement une démarche de Lean Management, PSA a mis ses salariés en situation de prise d’initiatives en matière d’amélioration continue, tout en laissant aux managers le soin de réguler ces apports et contributions.

Ensuite, parce que l’autonomie n’est pas l’indépendance. Une organisation, même composée d’hommes et de femmes libres d’influer sur leur travail, n’a de sens que si elle comporte une forme d’unité d’action que l’on trouvera dans une culture commune, une vision partagée et un dessein auquel chacun a choisi de contribuer. L’autonomie au travail n’est donc pas la liberté d’agir à sa guise mais la liberté de contribuer à un projet collectif et les managers sont les premiers garants de la cohérence de ce projet. C’est ainsi, par exemple, que les expérimentations d’autonomie chez Michelin se font au service d’une raison d’être très clairement affichée (offrir à chacun une meilleure mobilité) et de valeurs vécues, au premier rang desquelles le respect de la personne humaine, le bien-être au travail, la confiance et l’ouverture des équipes sur le monde.

Enfin, parce qu’aucune entreprise n’évolue plus en vase clos : toutes sont soumises à des obligations réglementaires, aux attentes de leurs actionnaires ou à la vigilance d’organisations indépendantes. L’autonomie de chacun des collaborateurs engage la responsabilité de toute l’entreprise : un dérapage local peut déstabiliser toute une organisation. Il apparaît donc impossible pour de grandes entreprises internationales de se passer de la fonction de contrôle qu’occupe une structure hiérarchique.

Un manager qui inspire et pousse ses équipes à l'initiative

Il n’en demeure pas moins que le rôle des managers va devoir évoluer en profondeur pour accompagner un mouvement d’autonomisation qui semble inéluctable. Pour ceux qui étaient habitués à être sur le passage de chaque décision et de chaque information provenant de la direction, le fait de voir leurs équipes grandir en autonomie risque de devenir synonyme d’une perte de sens dans leur métier. Il devient alors nécessaire de déployer et de donner corps à une nouvelle conception du rôle de manager.

Là où un manager « traditionnel » est le principal acteur de la décision et de son exécution, le manager d’une équipe autonome s’en tient à un rôle de catalyseur de la décision en favorisant l’expression d’un consensus. Il œuvre en continu à la montée en autonomie de ses collaborateurs, sans interférer directement dans leur action à moins qu’il ne soit sollicité. Il donne de la méthode, pose des questions et suggère des solutions, met en avant les initiatives et les réussites, promeut les talents. C’est un manager qui inspire ses collaborateurs et les pousse à l’initiative, en assumant la direction prise dès l’instant où elle rentre en résonance avec l’intérêt de l’équipe et de l’entreprise en général. S’il doit exercer son autorité directe, c’est pour faire respecter les règles du jeu de l’autonomie, en particulier ses contreparties de transparence et de responsabilité. Il doit organiser et susciter l’expression des micro-conflits au sein de l’équipe et se montrer intransigeant sur le respect des valeurs partagées. Il peut conserver un certain nombre de prérogatives qu’il juge impossible à partager comme le recrutement aux postes clefs ou la fixation des objectifs de résultats.

Enfin, le manager d’une organisation autonome joue un rôle clef pour développer la coopération entre ses équipes et leur écosystème. Cela peut même occuper la plus grande partie de son temps. Il préfèrera systématiquement diriger un collaborateur vers un autre plutôt que de s’interposer dans le processus de coopération en apportant directement la réponse. C’est en faisant tout pour créer ces liens qu’il installera la confiance : confiance en soi et confiance dans les autres, deux prérequis à la coopération.

Les 4 axes à suivre pour rendre une entreprise autonome

Pour favoriser le déploiement d’une organisation responsabilisante, il est d’abord nécessaire que l’équipe de direction s’aligne et renforce son engagement en faveur de l’autonomie. Au cours de ce processus, le top management pourra prendre la mesure des risques encourus en favorisant cette autonomie et de ceux que direction et équipes acceptent de prendre ensemble. Il pourra aussi se rassurer sur la capacité des collaborateurs à gagner en autonomie (par exemple, en rencontrant certaines équipes fonctionnant déjà de manière autonome dans l’entreprise) et planifier les réformes nécessaires pour rester maître du temps de la transformation.

Un programme de transformation, dont le but est de faire gagner chacun en autonomie, n’est pas une démarche linéaire. C’est un processus plus silencieux que sonore, qui se bâtit progressivement et se structure toujours autour de quatre axes :

> Des expérimentations locales connectées entre elles : il s’agit sur une période déterminée de confier à des équipes la responsabilité de leur performance et de leur donner les moyens nécessaires pour l’atteindre. La montée en autonomie est pilotée par le manager, encadrée par un socle de règles et accompagnée pour faciliter un apprentissage progressif. C’est ainsi que Michelin a entamé sa démarche d’autonomisation de ses salariés par la mise en place de 38 ilots autonomes pilotes dans 18 usines en Europe et en Amérique du Nord.

> La mise en place, grâce aux managers, des quatre conditions favorables à l’autonomie : transparence de l’information entre les équipes, responsabilisation sur les résultats, confiance (en soi, dans les autres et dans les intentions de l’entreprise) et enfin une coopération qui favorise l’action collective plutôt qu’individuelle.

> Une transformation managériale qui consiste à former, coacher et accompagner les managers de proximité, puis toute la ligne managériale, dans la prise en main de leur nouveau rôle.

> Des changements d’organisation nécessaires qui doivent venir comme une conséquence de la prise d’autonomie des équipes et non comme un prérequis : à mesure que les expérimentations se multiplieront, les demandes de la part des équipes à destination du management seront elles aussi de plus en plus nombreuses. Celles-ci portent en général sur des réformes structurelles que les équipes jugent nécessaires pour continuer à gagner en autonomie, en performance et en coopération. Ce fut le cas, par exemple, chez un grand constructeur automobile qui réduisit de 25% la surface de ses usines grâce à une initiative venue du terrain. Dans une autre société industrielle, les équipes préconisèrent de réduire de 55% la charge liée au reporting…

L’autonomisation d’une entreprise n’est donc pas une « libération ». C’est une transformation longue et complexe qui ne peut suivre des méthodes toutes faites. L’engagement des dirigeants dans la durée et le soin qu’ils apportent à voir évoluer les comportements de leurs équipes seront toujours des facteurs clefs de succès. En apportant constamment les encouragements, les correctifs voire les sanctions nécessaires, dirigeants et managers se doivent d’être constamment aux commandes de ces transformations.

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