Je suis tombée un jour sur une petite histoire amusante alors que je farfouinais dans divers bouquins pour préparer un cours et depuis elle ne m’a pas quittée…. Je ne savais pas quoi en faire mais j’étais persuadée qu’il fallait que j’en fasse quelquechose…
La voici :
Deux universités ont pour habitude de se confronter annuellement dans une compétition d’aviron. Le doyen de l’université A, qui a perdu les deux confrontations précédentes contre l’université B, décide d’appliquer aux sportifs de son équipe les techniques managériales modernes qui font par ailleurs le succès de son établissement. Il débloque un budget conséquent pour ce projet et fait appel au cabinet de conseil Mc Delsen fondé par d’anciens élèves. Les deux équipes s’entraînent dur mais l’équipe A bénéficie donc d’une réorganisation mettant en œuvre une nouvelle méthode.
Lors de la première épreuve, le bateau B gagne avec un kilomètre d’avance. Le doyen de l’équipe A et les consultants de Mc Delsen en sont très affectés. Le management se réunit pour chercher les causes de cet échec. Une mission d’audit composée de seniors managers est désignée. Après enquête, elle constate que leur équipe est constituée d’un barreur, de cinq consultants qualité et de trois rameurs, alors que l’équipe B comporte un barreur et huit rameurs. La direction décide de lancer une réflexion pour la revanche, réflexion confiée à un groupe d’experts de haut niveau.
Ceux-ci proposent de procéder à une réorganisation totale du bateau de l’université A. Il est décidé de rédiger un manuel qualité, des procédures d’application, des documents de suivi. Une nouvelle stratégie est mise en place, basée sur une forte synergie. Elle doit améliorer le rendement et la productivité grâce à des modifications structurelles. On parle de Zéro Défaut, de Qualité Totale. La nouvelle équipe supervisée par Mc Delsen comprend désormais un directeur général d’aviron, un directeur adjoint d’aviron, un manager d’aviron, un superviseur d’aviron, un consultant qualité, un contrôleur de gestion, un chargé de la communication interne, un barreur et…Un rameur !
Il est demandé au rameur de rédiger un rapport d’activité tous les vingt coups de rame. Il est par ailleurs prévu une brève réunion de suivi et d’évaluation des objectifs tous les kilomètres.
La course a lieu et l’équipe A termine cette fois avec trois kilomètres de retard sur l’équipe B qui s’obstine à fonctionner avec un barreur et huit rameurs !
Le doyen et les consultants de Mc Delsen sont profondément humiliés et prennent une décision rapide, mais logique et courageuse : ils licencient le rameur, celui-ci n’ayant pas atteint ses objectifs ; ils vendent le bateau et annulent la mission ainsi que tous les investissements prévus pour la réorganisation.
Que nous dit cette fable ?
Il y a ce qu’on comprend très aisément : avec moins de rameurs, il n’est pas garanti que vous produisiez autant voire mieux ou plus… ! CQFD
et il y a ce que l’on voit moins…. Et c’est là tout l’intérêt de l’histoire
En faisant ces choix, le doyen, lui, a eu l’impression de se doter de moyens supplémentaires pour dépasser son objectif……intéressant !
Alors plus de moyens ou moins de moyens ?!….. c’est une question d’angle de vue…
Serait-il possible qu’ils aient cru que de renforcer le management allait démultiplier la motivation du rameur et donc sa capacité à ramer plus vite et plus fort ???! ou que les normes qualité permettraient d’améliorer le geste du rameur et de démultiplier sensiblement l’énergie de son effort ??!…
Non tout ça n’a fait que dégrader la capacité globale de production et accabler le seul rameur restant d’une pression inutile et de tâches supplémentaires sans valeur ajoutée…Des moyens nouveaux d’accord mais encore faut-il qu’ils fassent valeur ajoutée au regard du besoin et de l’objectif visé…
Le rameur (qui pourrait être aussi Bob dans l’illustration en fin d’article) est le bouc émissaire de l’histoire (il en faut bien un, aurions-nous tendance à dire…)
L’histoire nous parle donc d’une erreur de stratégie qui au final incombe au seul acteur qui n’a surement pas dit son mot à ce sujet !…. mais c’est lui le fautif …. Intéressant là aussi ! (enfin carrément dégueulasse !)
Mais le bouc émissaire aurait tout autant pu être le directeur général d’aviron ou son adjoint, à qui il aurait pu être reproché de ne pas avoir réussi à mener l’équipe à la victoire… équipe qu’il n’a vraisemblablement pas choisie, entre nous soit dit… ou encore les consultants de Mac Delsen pour avoir mal conseillé le doyen et qui au final n’auraient pas été payés de leur prestation…. «on leur a donné les clés de la maison et voilà le résultat, on ne va quand même pas en plus les payer !…»….. mais qui a dit qu’il fallait donner les clés de la maison à des étrangers ?!!
Le syndrome du bouc émissaire……ah quand tu nous tiens! Oui parce que quelque soit l’option choisie, l’histoire, cette histoire là, aurait trouvé son bouc émissaire…un fautif, un responsable, celui qui est sacrifié pour sauver les autres et les rassurer sur leur compétence…..et les autoriser par la même occasion à mieux recommencer (aïe !)
Oui parce que ce syndrome là c’est celui qui révèle un affreux dysfonctionnement organisationnel, un terrible malentendu sur ce qu’est la performance collective… c’est celui qui naît inévitablement d’une approche qui sépare les éléments du système, qui sépare le décisionnel et l’opérationnel, distingue les sachants et les exécutants, (et y rajoute des contrôleurs !), et qui conduit trop souvent à des choix inefficaces voire déroutants….
…c’est alors la seule issue possible que l’on trouve aux impasses, aux échecs et la meilleure façon de passer à autre chose croyant qu’on a réglé le problème…
Et si l’histoire avait proposé de demander aux rameurs (les grands oubliés de l’histoire !) leurs idées pour faire mieux que les autres années ? de quoi ils avaient besoin pour améliorer les résultats? Ne croyez-vous pas que d’autres options auraient pu émerger et nourrir la stratégie à mettre en œuvre pour mieux appréhender cette compétition ? Moi je suis convaincue que oui….
La performance collective n’est-elle pas celle qui permet de construire ensemble? et donc en premier lieu de faire contribuer les acteurs concernés par l’enjeu aux solutions à trouver?
Quand nous acceptons l’idée que dans une organisation, la réussite comme l’échec résultent d’un fonctionnement collectif de chacun, alors nous nous ouvrons à une perspective nouvelle où nous ne cherchons pas des boucs émissaires, parce qu’il n’y en a pas, il y a des essais et des erreurs et nous investissons l’intelligence collective pour avancer et trouver les meilleures stratégies au regard des résultats visés.
On peut alors commencer à parler de synergie.
Alors que la culture du bouc émissaire finit par inhiber les initiatives et restreindre l’action par peur de faire des erreurs et d’être sanctionné, la véritable culture collective, elle, invite à contribuer, partager, oser et libère les idées et mobilise l’énergie de chacun dans une action qui fait envie. Elle est celle qui permet à l’organisation, non pas d’avoir peur de ses erreurs mais d’apprendre de ses erreurs pour les transformer, s’améliorer et se développer durablement. Elle est celle où tout le monde se sent acteur, responsable et engagé, autour des solutions choisies et des résultats obtenus.
Il s’agit alors d’abandonner toute forme de reconnaissance et d’incitation aux exploits individuels (qui n’auraient pas d’écho collectif) et aux stratégies personnelles de réussite qui n’amènent qu’à faire des heureux élus provisoires, des victimes et à trouver des responsables… à tour de rôle!
Derrière cette histoire, bien que drôle mais somme toute pathétique, c’est bien de cela qu’il s’agit …. D’une intention de performance collective surement louable mais tellement à côté de la plaque …..D’une croyance de ce qu’est la performance collective mais totalement neo-taylorienne…..D’une illustration des pires travers dans lesquels tombent trop souvent nos organisations, qui croyant bien faire, s’enferment dans des schémas perdants, coûteux et douloureux….simplement parce qu’elles n’osent pas essayer autre chose de bien plus puissant et créateur de valeur: la confiance
Cette histoire invite à un autre regard, une autre approche, et notamment au lâcher prise sur le « vouloir tout contrôler et tout mesurer » pour mieux « tout prévoir et tout sécuriser » …dans un monde où tout est à réinventer tout le temps et où nous avons besoin de créativité et d’agilité !
Elle invite à se libérer des schémas qui sclérosent, limitent l’espace d’expérimentation et paradoxalement font perdre le focus, mobilisent les efforts au mauvais endroit…. et les coûts par la même occasion!
Elle invite à oser agir autrement, à oser laisser une large place à la confiance, à la confiance dans le potentiel de chacun et la capacité des équipes à contribuer et à identifier des nouvelles pistes à explorer, des stratégies gagnantes ….surement la meilleure voie vers les choix qui feront valeur ajoutée.
Elle invite alors à un autre management qui doit se libérer de la notion de pouvoir et endosser la véritable notion de leadership…pour tirer le meilleur de l’organisation.
Et pour vous ça se passe comment ?
Merci à notre courageux rameur et à Bob! pour m’avoir inspirée et permise de partager avec vous sur un sujet qui m’anime et pour lequel j’agis pour aider les entreprises et leurs dirigeants dans une voie plus profitable à tous les niveaux.
Barbara Vedrine